Une
théologie de la forme
interview
Yvan Etienne/Etant donnés
le 08/04/2000 - la Bérarde - parc des Ecrins
Etant donnés, de par votre nom et lorthographe de celui
-ci vous faite référence à luvre de Marcel
Duchamp : quel est pour vous le lien qui existe entre le contenu de cette
uvre et votre travail?
Nous avons choisi le nom détant donnés bien sûr
en référence évidente à la pièce de
Marcel Duchamp, pensant pouvoir établir une sorte de continuation
lyrique et dramatique aux potentialités plastiques de cette uvre.
Les spectateurs sont en effet placés dans nos spectacles dans la
même position que le regardeur face à luvre de
Duchamp, comme un voyeur, un gouffre séparant ceux-ci de laction
se déroulant sur scène.
Au delà de cette interprétation, y-a til pour vous
un autre sens dans lexpression Etant donnés?
Le second sens serait celui de lêtre et du don, étant
donnés, je suis, je donne, je ne peux donner que ce que je suis,
considérant le je suis comme le tout, considérant
lunivers comme inclus dans lêtre de lhomme.
Le troisième sens est celui dun nom qui ne signifie rien
par lui-même si ce nest une introduction à ce qui suit,
un nom qui nous libère de la prédestination du nom, et nous
laisse libre de le remplir par nos uvres et notre travail, libre
de donner sens à ce nom.
Quimplique pour vous cette séparation entre le public et
vous ?
Nous ne sommes pas intéressés par la communication, ce qui
nous intéresse cest linspiration et non lexpiration,
pour pouvoir inspirer il faut tout dabord pouvoir expirer, donc
cest expirer un certain état du corps pour créer un
vide, ce vide crée une tension daspiration qui permet à
un je ne sais quoi de combler ce vide, ce je ne sais
quoi prend alors la forme de lenveloppe qui contenait ce vide
et ce vide plein de ce je ne sais quoi devient donc finalement
un plein, mais un plein différent du plein préalable. Cest
là que se crée la polarisation poétique entre nous
et le public.
Si nous considérons que lesprit est la matière et
la matière lesprit, il devient donc possible de ressentir
et dexpliciter des processus relevant classiquement de la catégorie
des sensations spirituelles, en terme de forme, surfaces,
volumes, tensions, pressions. La nature a horreur du vide. Tout vide tend
a être comblé, ceci est la grande loi physique et spirituelle,
la pneumatique de lamour. Nous ne faisons quobéir à
cette loi.
Quentendez vous par un certain état du corps?
Cet état du corps est une mise en condition qui ne seffectue
pas avant le spectacle mais pendant celui-ci, cest à dire
que les premiers mots clamés sont une sorte de clef magique, puisque
lon considère le mot comme une concrétion sonore de
lêtre du monde réel, un agrégat sonore de sens.
Le mot révélerait en quelque sorte le sens caché
et ultime du monde, le sens latent, qui ne peut être dévoilé
que par le mot.
Les premiers mots du poème sont cette clef magique qui crée
cette évacuation de lEtat plein du corps, de corps pensant
et rationnel, de corps ancien puisque déterminé par la mémoire,
cest à ce moment quil y a une aspiration de ce
je ne sais quoi. Ce je ne sais quoi cest quelque
chose quon ne peut nommer parce que quon ne veut pas en connaître
le nom.
A partir du moment où je la nommerais, ce serait quelque chose
qui serait mort et qui ne pourrait plus fonctionner par principe dinconnaissance,
car la clef de tout est le mystère, un puits de mystère.
Dans un puits, il est difficile dapercevoir le fond mais on sait
que pourtant, là, réside la source. Cette puissance cest
cela. Il faut que le mystère reste le mystère.
Quand je parle daspiration, jaspire lâme des spectateurs,
cest à dire que je compte sur leurs âmes pour venir
combler mon vide. Quand je dis leur âme je ne dis pas leur esprit.
Cest leur forme que jattire pour venir combler ce vide.
Mettre en présence la vie cest mettre en présence
la mort, créer une surface dexistence dans le film ou dans
le spectacle entre nous et les spectateurs, qui est lespace de la
poésie, un dévoilement qui rend lhomme libre.
Contrairement
à certaines expériences théâtrales contemporaines
vous tenez donc à conserver comme dans le théâtre
classique ce gouffre comme étant lendroit où vous
vous perdez et où se perd le spectateur?
Ce gouffre marque une distance. Dans une église, entre la nef et
le chur il y a toujours un seuil. Ce seuil marque une différence
détat, dun coté le monde, de lautre le
sacré.
Il y a lespace de la poésie, qui est sacré et lespace
du public. Nous ne voulons pas nous mettre à la portée du
public, ce que nous voulons cest nous élever, et cest
au public de nous rejoindre dans ce vol.
Quest-ce qui détermine la sacralité de la poésie?
Il faut tout dabord distinguer la poésie du poème.
Pour citer le poète espagnol Jaime Gil de Biedma, la poésie
est ce que le lecteur expérimente à la lecture du poème
, son déploiement, son moment physique.
Le poème est la parole restaurée dans son rôle souverain,
dans son rôle de créateur de monde. Dire, non pour communiquer,
mais pour exister et porter à lexistence.
Je pense quau début la parole ne fût que poétique,
chaque mot étant générateur et entretenant une relation
érotique avec les objets du monde, puisque consubstantiels à
celui-ci, en tant que concrétion sonore de lêtre du
monde (Il faut remarquer que lêtre parle aux hommes dune
manière plurielle).
A lavènement du nihilisme qui fonde la séparation
épidermique de lhomme et de Dieu, celui-ci restant
dorénavant en retrait, lobjet dune quête et dune
volonté consciente et ne se révélant plus comme une
grâce permanente, illuminant et déterminant chaque action
de la vie des hommes, dans un monde où la question de Dieu ne se
posait point, puisque totalement insensée, la parole qui était
mouvement dans le mouvement, sest adressée alors sur le mode
de la communication, lavènement de cette dernière
se conjuguant avec lapparition de liberté humaine, face à
la loi de Dieu.
La poésie qui était jusqualors invisible, comme leau
dans leau, à dû se coaguler pour pouvoir
réagir comme corps résistant à la volonté
de reconquête du poète, cest à dire à
ce que lon nomme linspiration poétique.
Cette coagulation a correspondu à lopacification du sens
réel et étriqué des mots, celui-ci se sachant dorénavant
dans leur cur. Lacte poétique se fonde sur une croyance
idyllique en un âge dor, une permanence de lordre
sacré qui résiderait en quelque sorte dans la doublure du
monde.
Cest un acte de foi donc un acte de violence.
Votre travail tendrait donc vers une communion ?
Une catharsis, une communication magique sinstaure avec le public
et il y a communion, intégration dans lUn, à travers
lartiste qui est sur scène, vers lunique existant,
entre lartiste et le public. Lartiste est le passeur, lintercesseur,
un Hermés aux pieds ailés, et cette distance qui nest
peut-être pas délimitée physiquement, marquée
par la violence extrême des lumières, du son et de laction
ce qui peut créer au premier abord une répulsion ou un geste
de fuite, permet en fait de marquer un territoire, nous occupons ce territoire.
Nous avons conquit une forteresse poétique et en même temps
nous dévoilons à travers les lucarnes de la forteresse,
un cur, un corps de beauté, que les gens à lextérieur
désirent posséder. Clamer des poèmes qui ne disent
que de la beauté mais sous une forme extrêmement violente,
comme si pour dire je taime je lançais une pierre
au visage. Cest alors au spectateur de franchir le mur pour apercevoir
cette beauté. Si le public ne commet pas cet acte de transgression,
il fuit et la forteresse lui échappe, parce que rien nest
donné.
Il ny a pas de connaissance sans effort, sans travail, donc nous
créons les conditions du travail.
Quest ce que nous dévoilerait cet acte de transgression ?
Cet acte permet de dévacuer le je suis pour le
je ne sais quoi qui prend la forme du je suis
qui a été évacué. Plus tu vas vers lêtre
et plus il se voile. Lêtre ne marque sa présence que
par éclats. Cest comme la vie, la vie est une étincelle
dans la durée de lunivers et surtout je ne veux pas savoir
ce quil y a derrière.
Il ny pas la volonté de maîtriser ce mystère?
On ne cherche pas à cerner le mystère, cest le mystère
qui nous possède, cest lui qui nous fait agir.
Je ne crois pas en dieu, cest lui qui croît en moi.
Vous seriez les récepteurs/émetteurs de ce mystère
?
Oui, médium, cest à dire au milieu. Nous établissons
le lien.
Dans toutes choses qui nous entourent il y aurait ce lien ?
Oui, nous pensons que les choses ne sont pas isolées les unes des
autres, et que le monde nest quun réseau dinterférences,
de vibrations de matières plus ou moins subtiles, allant de la
pierre jusquà lair et lether. Une sorte décologie
globale, en quelque sorte, où les inductions dondes de formes,
les forces gravitationnelles mais aussi les voix, les paroles et les sons
sont tous reliés et signifiants.
Mais quel est la substance de ce lieu, de ce facteur universel dinteractions?
Cest
lesprit, conçu comme séparation absolue.
Hegel en a donné une magnifique définition : lesprit
nest rien de séparé, ni de la matière, ni de
la nature, ni du corps, ni de la contingence, ni de lévénement
parce quil nest lui-même rien dautre que la séparation.
Ce serait un tout qui prendrait des formes différentes à
chaque fois.
Oui car la forme est indépendante de la matière et se ne
sont pas les molécules qui constituent la forme.
Quest ce qui constituerait la forme ?
Lâme. Elle est la forme. St Thomas dAquin a dit : lâme
est la forme du corps. Cest à dire, je vois ta forme,
je vois ton âme. Lessence la plus intime, cest à
dire la chose qui tappartient en propre et qui ne tappartient
pas, car celle-çi nest en effet, spirituellement parlant
que le reflet polarisé de la lumière blanche divine, qui
se polarise dans un prisme, le corps. La forme donc, surface intermédiaire
entre la lumière polarisée intérieure et la lumière
extérieure, cette enveloppe cest ton essence. Lessence,
le sang. Le fond cest la forme et les choses ne peuvent être
fixées. A partir de ce moment là le concept devient un devenir,
un devenir dialectique qui retourne au mystère.
Le mystère cest ce savoir su, mais non vu, qui te fait aller
vers.
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